Ces craintes face aux technologies ne sont pas nouvelles, chaque grande avancée technologique ayant suscité des inquiétudes similaires. Mais cette dernière intervient dans un contexte socio-économique mondial tendu propice à la publication d’études alarmistes. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) publie un rapport d’analyse détaillé de l’impact des IA génératives sur « la quantité et la qualité de l’emploi ». Ses résultats sont instructifs car ils appellent à la nuance et visent à nourrir des réponses politiques éclairées.
Bis repetita
Au début du 20e siècle, l’introduction des chaînes de montages dans l’industrie automobile a radicalement transformé l’emploi. L’automatisation des processus de fabrication et d’assemblage a permis une augmentation de la production et une réduction des coûts. Ce modèle, le Fordisme, s’est ainsi généralisé dans d’autres secteurs comme l’industrie alimentaire, textile ou encore pharmaceutique, ainsi que la production de composants électroniques. De même, les premiers ordinateurs centraux des années 1950 et 1960 ont révolutionné les méthodes de gestion des documents et archives, ainsi que le traitement de données. Avec des capacités de calcul décuplées, leur usage est aujourd’hui devenu ubiquitaire. Ces avancées technologiques ont eu un impact considérable sur notre société, notre économie et nos modes de vie. Elles ont apporté des avantages notables, tels que l’allégement de tâches pénibles et une productivité croissante, mais surtout la création de nouveaux emplois. Cependant, elles ont également entraîné des répercussions néfastes avec le creusement des inégalités socio-économiques. Qu’en sera-t-il de la révolution des IA génératives ? En quoi cette évolution est-elle différente ?
À la manière du Fordisme et de l’informatisation du siècle dernier, l’avènement des IA génératives offre aux entreprises la possibilité d’optimiser les processus en transférant, grâce au langage naturel, une partie de la charge de travail de l’être humain à l’IA. Ces outils, ayant la capacité de gérer des tâches de plus en plus complexes, offrent de multiples opportunités d'application dans divers domaines, tels que la création de code informatique, la reconnaissance d'images, ou même les diagnostics médicaux élémentaires. Ils soulèvent, dans le même temps, des questions éthiques liées non seulement au respect des données personnelles mais aussi à la responsabilité sociale des entreprises. L’IA a donc le potentiel de transformer radicalement le marché du travail, et il est légitime de se demander quelle sera la quantité d’emplois impactés et de quelle manière. Des études récentes ont voulu choquer les opinions publiques en annonçant des suppressions d’emplois massives afin de survaloriser financièrement ces technologies : 120 millions dans les 12 plus grandes économies mondiales selon IBM, 300 millions en Europe et aux Etats-Unis selon Goldman Sachs ! Qui dit mieux ? Avec toujours comme point de mire, une forte augmentation du PIB des pays grâce à ces « incroyables » IA génératives. L’OCDE s’inquiète également, estimant que 27% des emplois sont fortement exposés au risque d’automatisation.
Les expériences passées montrent que les progrès technologiques ont toujours créé plus d’emplois qu’ils n’en ont détruit. La quantité d’emplois, dans ce contexte, est moins à craindre que sa distribution parmi les travailleurs. La vraie question réside donc dans la réorientation et la transformation de l’emploi. Car cette technologie s’inscrit dans un contexte économique ultra-mondialisé et interconnecté, propice à la diffusion extrêmement rapide et étendue de ces technologies.
Une analyse éclairante
Dans son analyse, l’OIT s’appuie sur une classification internationale des professions (CITP : Classification Internationale des Types de Professions) associant des tâches à 436 professions. Un score d’exposition mesure le risque d’automatisation d’une tâche par les IA génératives et permet d’évaluer leur effet sur le métier. Parmi les principaux résultats, l’OIT estime que 24% des tâches de bureau sont fortement exposées à GPT4 et 58% moyennement exposées. Caissier, opérateur de saisie de données et postes administratifs seraient particulièrement vulnérables mais pas sur l’intégralité de leurs tâches. On notera que ces emplois ont déjà commencé à être impactés bien avant l’arrivée des IA génératives. Les emplois hors bureaux sont de fait moins à risque avec 1 à 4% de tâches hautement exposées contre tout au plus 25% de tâches moyennement exposées. Si ces chiffres portent sur des tâches, ils ne remettent pas forcément en question la viabilité des emplois qui en dépendent. À l’inverse, cette technologie pourrait permettre aux collaborateurs de libérer du temps pour se consacrer à de nouvelles tâches. Il faut cependant que les directions des entreprises soient attentives au risque d’augmentation de l’intensité du travail une fois la technologie intégrée à un emploi. Le dialogue social pour faciliter cette transition devient essentiel.
L’évaluation faite par l’OIT révèle, par ailleurs, des disparités en fonction du niveau de revenu des pays. La structure du marché de l’emploi est en effet très différente en fonction des zones géographiques. Ainsi, les pays à revenu élevé sont plus exposés que dans les pays à faible revenu (5,5% de l’emploi total contre 0,4% respectivement). Bien que cette étude prévoie une augmentation de l’emploi significative (13,4% dans les pays à haut revenu et 10,4% dans les pays à faible revenu), elle ne tient pas compte des différences d’infrastructures qui pourraient entraver cette pénétration technologique dans les pays à faible revenu. Par conséquent, un risque non négligeable d’accentuation de l’écart de productivité et donc des inégalités entre nations est à craindre.
Un autre point important est également à noter. Il y a un fort biais de genre lorsque l’on met en perspective les données : les femmes seraient affectées plus de deux fois plus que les hommes par les IA génératives. Cette analyse s’explique principalement par une sur-représentation des femmes dans des secteurs et professions plus exposées à l’automatisation, une sous-représentation dans les métiers scientifiques, du numérique et des technologies avancées. Ce constat met en lumière le chemin qu’il reste à parcourir en matière d’équité de la représentation homme-femme dans l’emploi, et la nécessité de réduire les inégalités de genre dans plusieurs secteurs d’activité et niveaux de responsabilités.
Des perspectives positives
Un effet plus conséquent des IA génératives pourrait porter sur la qualité de l’emploi plutôt que sur leur quantité. Cela offrirait une opportunité de transformation de l’emploi plutôt qu’un remplacement pur et simple. Il faut, dans ce cas, que les entreprises, les états s’arment pour remodeler les métiers afin de les adapter à cette nouvelle donne. Les gouvernements, les partenaires sociaux et toutes les parties prenantes doivent agir pour concevoir, de manière proactive, des politiques en faveur d’une transition ordonnée, des solutions pour favoriser une évolution progressive. Comme c’est le cas dans bon nombre de projets impliquant la transformation, il serait préférable d’éviter une gestion du changement beaucoup trop réactive.
L’OIT nous offre une analyse objective et détaillée des risques, mais surtout des opportunités liées aux IA génératives sur l’emploi. L’interprétation, nuancée par corps de métier, est beaucoup plus proche des enjeux quotidiens des entreprises et des salariés.
Comme toute innovation technologique majeure, faire disparaître l’IA générative serait irréaliste. Elle ne doit pas être considérée comme une menace mais comme une opportunité de transformation des métiers existants et de création de nouveaux emplois qualifiés. Pour cela, il est nécessaire d’anticiper les défis éthiques et sociaux que cela représente. Il est donc urgent d’agir, mais agir en responsabilité, pour faire de cette technologie un formidable outil au service de l’évolution de nos sociétés humaines.
Rédacteurs :
Dr. Sophie Fayad, Dr. Laurent Cervoni, Centre de Recherche et Innovation Talan.
Sources :
Gmyrek, P., Berg, J., Bescond, D. Generative AI and Jobs: A global analysis of potential effects on job quantity and quality. ILO Working Paper 96. Geneva: International Labour Office, 2023
Jill Goldstein, Bill Lobig, Cathy Fillare, Christopher Nowak, Augmented work for an automated, AI-driven world, IBM Institute for Business Value, Août 2023
Joseph Briggs, Devesh Kodnani, The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth, Goldman Sachs, Mars 2023
Marguerita Lane, Morgan Williams, Stijn Broecke, The impact of AI on the workplace: Main findings from the OECD AI surveys of employers and workers, OECD Social, Employment and Migration Working Papers No. 288, Mars 2023